BIENVENUE DANS MON BOCAL

BIENVENUE DANS MON BOCAL

* Récit d'un diagnostic 4

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cinq mois d'attente depuis le RDV du 31 janvier, deux ans et demi depuis mon premier appel...

La ligne d'arrivée enfin ? Que nenni, le chemin de croix n'est pas fini !

 

 

 

 

 

 

Debout aux aurores car il faut être pour 10h à Brest. Laurence est venue avec moi, c'est beaucoup moins dur que la première fois. Passage obligé par l'administration, un petit gobelet de thé pas bon et me revoilà dans les locaux merveilleux et enchanteurs de l'unité expéditrice. Secrétariat. Salle d'attente

 

 

 

 

 

Il y a une femme à moitié endormie sur le canapé. Les locaux semblent vides de toute activité... mode effectif estival réduit... On attend... on attend... on attend...une heure se passe... Je suis les allers et venues de trois femmes qui passent, repassent, montent, descendent, traversent la salle d'attente dans un sens puis dans l'autre... Le bruit de leurs pas est très pénible. Il y en a une en particulier qui a des talons hauts qui font un bruit infernal. Elle n'arrête pas d'aller et venir. J'ai envie de lui dire de porter des ballerines Mauricette, elle aurait l'air moins perchée et ça me fairait des vacances aux oreilles.

 

 

 

Ce lieu est toujours aussi inhospitalier. C'est moche, c'est sale, les néons au plafond bourdonnent atrocement. Je déteste cet endroit. Et on attend... et on attend... et on attend...Personne ne nous adresse la parole pour nous expliquer ce qui se passe. Je me sens passer en zone rouge doucement mais sûrement... Je serre les dents pour ne pas exploser. Heureusement, Laurence arrive encore à me faire rire pour me calmer un peu...

 

 

 

 

 

Et puis la femme typée à la peau très colorée que j'ai vue passé plusieurs fois entre et dit mon nom. Elle explique qu'elle est médecin, que les RDV vont être inversés, qu'il y a eu un petit problème de superposition dans l'agenda ou quelque chose du genre... Je ne fais pas de commentaires car je ne vais pas pouvoir me retenir de lui aboyer dessus... Je la suis dans son bureau en me disant du calme ma chérie, du calme, ça fait deux ans et demi que tu attends ce RDV alors ne va pas tout mettre en l'air en pétant un cable juste sur la ligne d'arrivée... Et c'est parti pour vingt minutes de questions médicales auxquelles je vais répondre le plus brièvement possible pour que ça s'arrête le plus vite possible. Petit rappel des titres, antécédents personnels et familiaux. À questions factuelles, réponses factuelles. Elle est gentille mais me parle un peu comme si j'étais demeurée... Je suis pesée, auscultée, tensiométrée, réflexotestée, palpée... Heureusement, elle ne m'a pas fait déshabiller. Elle fait ses petites affaires sans moi parce que je me suis barricadée très très loin hors de sa portée. Je ne prends même pas la peine de lui parler de ce qui m'est arrivée de plus grave pour ma santé pendant trente ans : la boulimie ! Je reste complètement passive : c'est la maison de l'objectivité et du factuel et il faut répondre aux questions sans fioritures ni digressions pour cocher des cases. Pas d'autres choses à signaler ? non Madame, je n'ai rien à dire... Elle me donne des conseils genre aller chez le gynéco, prendre ma tension si j'ai mal à la tête, consulter un médecin de temps en temps... Bon, c'est tout ? Tout ça pour ça ? J'ai passé toute la consultation à me demander ce que je faisais là...

 

 

 

Retour dans la salle d'attente. Je me sens énervée et fatiguée. J'ai vraiment du mal à comprendre la finalité de tout ce protocole qui me parait tellement sans intérêt. Le flamand rose perchée sur ses talons hauts, alias Mauricette, passe dans un sens, puis repasse avec une caméra sur pieds dans l'autre. Elle arborre toujours un sourire "bienveillant et chaleureux" genre hôtesse d'accueil. Le bruit qu'elle fait avec ses talons est totalement insupportable. Elle descend, elle remonte, c'est un vrai vaudeville à elle toute seule... Depuis le début j'espère que ça ne va pas être avec elle... Eh ben si, c'est avec elle !  Youpi !

 

 

 

 

Finalement, elle revient vers moi, se présente et m'invite à la suivre. Nous descendons au rez de chaussée pour emprunter un long et sombre couloir. Elle s'arrête tout le temps comme si elle avait peur de me perdre en cours de route. Je ne sais pas si je dois passer devant ou si c'est elle qui doit me précéder. Elle m'explique que je vais être filmée, que le film est confidentiel, qu'il ne sortira pas de là etc etc...Ça, Mauricette, j'ai suffisamment fréquenté le monde des psys pour savoir qu'ils peuvent se servir du "matériel des séances" si besoin est pour faire des présentations entre eux en interne ou autres en externe... De toute façon, je m'en fous complètement ! Nous arrivons dans une pièce à l'image de toutes celles que j'ai déjà fréquentées ici : c'est pas beau, c'est pas agréable, des lumières au plafond... une table basse, trois petits fauteuils... j'ai l'impression d'être en grande section de maternelle ! Elle me désigne un fauteuil, s'installe dans celui à coté de moi. Sur le troisième, il y a une caisse en plastique avec quelques trucs dedans. La caméra est installée en face de moi. Bizarrement, je ne vais pas trop y penser.

 

Avec sa voix très précautionneuse qui me hérisse un peu le poil, elle m'explique qu'elle va me faire faire des choses qui risquent de me paraître un peu enfantines, mais bon, il faut les faire... Je ne la sens pas très à l'aise ni très assurée. Comme moi, elle semble se demander ce qu'elle fait là... Elle me présente un livre d'image d'enfant sans texte. La consigne est d'inventer une histoire à partir de ces images. C'est un petit garçon qui dort et qui rêve. Chaque page est un tableau du rêve que je dois commenter. Ça ne m'inspire rien. Rien du tout. À part que certaines images ressemblent à Alice au pays des merveilles ou à Gulliver, je n'arrive pas à dérouler une histoire, à relier  les pages les unes aux autres. Ce sont plutôt des tableaux indépendants les uns des autres, même si je repère des petits éléments, des détails, qui se retrouvent d'un tableau à l'autre sous des formes différentes. Ça m'énerve un peu et je tourne rapidement les dernières pages. À la dernière, le petit garçon se réveille dans sa chambre. Elle me demande si le rêve était agréable, est ce que le petit garçon a eu peur, comment je le sais... toutes ses questions me semblent si convenues, si codifiées que j'enrage intérieurement devant tant de présivibilité ! C'est affligeant ! J'essaye de me calmer et d'être un peu plus coopérative pour qu'on avance. 

 

 

 

 

 

 

Elle me fait parler des films, des livres que j'aime. Évidemment, elle ne connait pas The bone people, la Ballade de Lila K, Paris Texas ou Blade Runner... Elle me demande de lui raconter de quoi ces livres ou ces films parlent. J'ai beaucoup de mal à le faire, à dérouler l'histoire de façon claire. J'ai tout dans ma tête mais ça ne sort pas, comme souvent quand on m'interroge. Je n'arrive pas à communiquer tout ce que je pourrai dire sur ces livres ou ces films que j'ai lus et vus tellement de fois... Je me sens gourde, totalement... Elle m'énerve de plus en plus avec sa bienveillance de service. Je ne la regarde pas souvent. Comme elle est à ma gauche, je dois tourner la tête exprès. Je ne fais pas l'effort de le faire, je préfère ne pas la voir pour ne pas me braquer et pouvoir rester un minimum concentrée. De temps en temps, elle regarde ses papiers où il y a des phrases soulignées en rouge, comme si elle avait besoin de pancartes pour suivre ou retrouver son chemin. Ça sent terriblement le manque d'assurance et l'improvisation... Et ça, je n'aime pas du tout...

 

Elle me fait parler sur mon parcours scolaire, professionnel, affectif... Comment c'était à l'école, est ce que j'avais des amis, est ce que c'était dur avec les autres ? Je raconte des choses au fur et à mesure de ses questions, parfois, je pleure. Elle semble alors totalement désemparée. Elle dit que je ne suis pas obligée de parler de ce qui me fait pleurer si c'est trop difficile, comme s'il ne fallait surtout pas s'attarder dans mes sables émouvants... Comme d'habitude, à chaque fois que j'ai le malheur de m'éterniser un peu trop sur un sujet, elle me coupe, regarde sa feuille et reprend bien consciencieusement son protocole. Du factuel ma chérie, des phrases courtes et surtout pas d'états d'âme, on est pas là pour ça... Elle continue à être très gentille, très souriante, très empathique, mais tellement formatée... Je reste bien sage et bien docile. Je dis des choses qui me paraissent totalement sans intérêt... je lisse... je suis lisse...

 

 

 

Et puis il y a l'histoire de la salle de bain, un grand moment de perplexité ! Elle m'indiique que je suis devant un lavabo avec la brosse à dents et le dentifrice à ma gauche, le robinet à droite, eau chaude et eau froide. Je dois mimer comment je m'y prends pour me laver les dents. Je crois que je ne mime pas grand chose tant la proposition me paraît surréaliste. Je dis que je prends la brosse, je mets le dentifrice dessus, je me brosse les dents, souvent en déambulant ou en faisant autre chose en même temps, et puis je me rince la bouche. C'est tout. J'ai 57 ans Mauricette, tu me fais quoi là ? C'est quoi ton test débile ? Il va falloir que tu réactualises ton procole de toute urgence si tu veux continuer à faire ce métier ma cocotte parce que là, on est au degré zéro de l'intelligence... J'hallucine...

 

 

 

 

À sa demande, je continue à raconter ma vie, les beaux arts, ma rencontre avec Michel, l'année en bateau, les différents boulots... tout ça reste terriblement superficiel et factuel. Presque pas de questions autour des enfants. Ma façon de gérer l'argent semble l'intéresser tout particulièrement. Est-ce que je me débrouille ? est-ce que j'arrive à tenir un budget ? Je commence à vouloir développer mais elle ne m'écoute pas, elle regarde sa feuille de route. En fait, elle touche à tout sans entrer dans rien. C'est d'un ennui et d'une pauvreté qui finissent par me rendre complètement passive. Même si je pleure parfois quand on s'approche de mes "zones fragiles", j'ai vraiment le sentiment de ne pas dire l'essentiel, de rester à la périphérie de tout.

 

 

 

 

 

 

Et puis pour finir, arrive le petit pochon avec les petits objets : un rond en carton blanc, un cube rouge, un cylindre violet, une petite balle bleue hérissée de picots, un lacet blanc, un baton d'esquimau en bois, une éponge bleue, une sorte de minuscule chandelier... Elle me propose de choisir 5 objets et d'inventer une histoire. Je peux le faire pour vous montrer : elle prend le cylindre, le lacet, le rond blanc, le baton d'esquimeau et l'éponge. Alors c'est un surfer (cylindre) qui va à la plage avec sa planche (le baton). Il fait soleil (le rond en carton blanc). Il prend le chemin (le lacet), il surfe puis va s'étendre sur un matelas (l'éponge)... Bon, c'est à vous... Je soupire. Ça me saoule mais je me dis que je suis venue pour ça, que je dois coopérer un minimum et faire ce qu'on me demande même si je me sens fatiguée et en mode pitbull. Vas-y ma chérie, ne te prends pas la tête, plus vite tu lui donneras ce qu'elle attend, plus vite tu pourras t'en aller... Donc je prends : le cube rouge, le cylindre, la petite balle hérissée de picots, le lacet et le baton d'esquimeau. Je fais un "personnage" en empilant le cube, le cylindre et la balle avec les picots en guise de tête. Pas l'air très commode mon personnage... Je mets le lacet comme une barrière / une bulle autour. Le batonnet est un autre personnage (je pense à Laurence mais je ne le dis pas) qui va trouver un tout petit espace sous le lacet pour se glisser à l'intérieur de la bulle. Une fois qu'il est dedans, surtout il ne bouge pas. Il ne dit rien. Il attend. "Mon personnage" va le voir : je désempile la balle et le cylindre pour descendre de ma tour. Puis je ré-empile. Fin de l'histoire.

 

 

 

 

 

 

Bon ben voilà. Elle regarde ses papiers pour vérifier si elle a bien coché toutes les cases prévues. Elle me demande comment j'imagine mon avenir, est-ce que j'ai des projets, est-ce que je peux m'imaginer heureuse en quelque sorte ?  euhhhhhhhh... pas vraiment à vrai dire... Peut-être pouvoir me sentir plus tranquille, faire moins d'efforts tout le temps... et surtout pouvoir peut-être expliquer à mes enfants pourquoi je peux avoir des réactions tellement bizarres parfois, tellement exagérées, leur dire que je ne fais pas exprès, que je les aime très fort même si je n'arrive pas toujours à trouver ma place... Je pleure à nouveau en disant cela. Je me rends compte à quel point j'ai besoin de pouvoir leur expliquer pourquoi je peux être si réactive et compliquée parfois... J'essaye de me contrôler pour ne pas me laisser submergée par le chagrin...

 

Elle annonce que c'est la fin de l'entretien. Je demande qu'est ce qui va se passer maintenant, c'est quoi la suite du programme ? Elle me répond qu'il y a probablement un RDV avec la psychologue. Non Madame, je n'ai pas été informée d'un autre RDV pour aujourd'hui ni pour plus tard. Elle range ses petites affaires et me propose d'aller voir la secrétaire pour vérifier. La secrétaire confirme qu'il n'y a pas d'autres RDV, que le psychiatre qui gère mon dossier ( "le fonctionnaire des boyaux de la tête" ) n'a pas prévu autre chose pour l'instant. Ah bon ? c'est tout ? Je sens que ça s'effondre dedans...

 

Nous sommes dans la grande pièce aux étagères du rez de chaussée. Laurence est là. Je la regarde les yeux plein de larmes. Elle s'approche, pose la main sur mon bras. Je sais qu'elle sait ce qui se passe dedans. J'arrive à me rassembler pour demander quelle est la suite alors ? Réunion de synthèse pas avant la rentrée. Restitution pas avant la fin de l'année. Comme je commence à connaître la maison, je rajoute quelques mois de plus à ce délai qu'elle me donne, ce qui va nous emmener au mieux en début d'année prochaine. Je sens le sol qui se dérobe sous mes pieds. Ça me semble insurmontablle cette attente encore pendant des mois, terriblement cruel. Je dis ça tout haut, que c'est très cruel de faire vivre ça aux gens, que c'est vraiment trop dur. Je sens que je vais m'écrouler, me désintégrer, si je ne pars pas très vite...

 

 

 

 

 

 

Je tends ma main vers le flamand rose et la secrétaire pour leur dire au revoir et partir. Elles semblent surprises de ce geste. Je me sens gênée d'avoir fait ça, comme si ça n'était pas le bon code dans cette situation. Je suis repassée en mode social : moi remettre mon habit de grande fille, moi être raisonnable, moi pas m'effondrer... C'est juste quelques mois de plus. Tout un été encore... Tout un automne... Et puis peut être tout un hiver aussi... Tout ce temps à traverser suspendue encore au dessus du vide de l'attente. Juste à cet instant, j'ai la sensation que je ne vais pas pouvoir, que c'est totalement insurmontable, que je ne vais pas avoir la force de supporter ça. Je n'arrive pas du tout à imaginer de pouvoir survivre à tous ces mois à attendre encore. C'est de la torture psychologique, c'est d'une violence inouïe.

 

Vite partir...

 

Je repense à sa question tout à l'heure : qu'est ce qui vous met en colère ? Je n'ai pas su trop quoi répondre sur le moment... les embouteillages, le coiffeur... Il y a pourtant tellement de choses qui déclenchent de la rage... Et ce que je ressens là au moment où je m'enfuis, c'est de la rage ! Une rage meurtrière... Je voudrais fracasser leurs crânes pour faire disparaître de leurs visages leurs sourires bienveillants de service. Qu'est-ce que vous en savez, pauvres quiches, de ce que ça me fait vivre ce que vous venez de m'annoncer ? Est ce que vous savez ce que c'est de vivre comme je vis, de me sentir toujours en dehors du monde, de ne jamais savoir comment faire avec les gens, même avec mes propres enfants, de tout le temps, tout le temps, faire des efforts pour fonctionner avec les autres ? Vous ne savez rien de ça. Vous l'avez lu dans vos manuels, vous l'avez appris dans vos cours, vous en avez discuté entre collègues, mais vous ne savez pas comment ça fait dedans, vous ne savez rien... Si vous le saviez vraiment, vous ne nous feriez pas vivre ça. La preuve, vous "savez" combien les personnes autistes sont sensibles et vulnérables, mais il y a des néons au plafond partout, des attentes interminables, des bruits insupportables. Si elle savait vraiment de quoi elle parle Mauricette, elle ne se baladerait pas avec des talons hauts que je lui ferais bien bouffer pour qu'elle comprenne...

 

Allez, casse-toi ma chérie, sors vite de là avant de passer en mode incontrôlable... Vite à l'abri dans la voiture... Calme-toi... Calme-toi... Tu peux rien y faire, ce n'est pas de ta faute... De toute façon, quelle importance ? Fondamentalement, rien ne va changer vraiment dans ta vie. Tu as réussi à survivre en milieu hostile pendant 56 ans, tu vas le faire encore... pas le choix...

 

 

 

 

 

 

 

Explosion en vol... Me voilà en mille morceaux...

Je vais mettre plusieurs jours à les rassembler et à les remettre en ordre...

Et de ça, Mauricette n'en a et n'en aura jamais aucune idée... 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La suite : récit d'un diagnostic 5



18/04/2017
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