BIENVENUE DANS MON BOCAL

BIENVENUE DANS MON BOCAL

* Travailler sur la corde raide

 

 

 

 

Ma trajectoire scolaire et professionnelle n'a pas été linéaire, c'est le moins qu'on puisse dire ! Malgré les très nombreux changements d'école subis tout au long de ma scolarité, j'ai été une bonne élève, avec un an d'avance jusqu'en première. Je n'ai aucune mémoire de mes écoles, maitresses, ou copines si j'en ai eues, pas une image, pas un seul souvenir de mes années primaires. C'est un grand blanc dans mon cerveau.

 

J'ai redoublé ma première, le très grave accident de mobylette que j'ai eu au printemps de mes 15 ans ayant stoppé net ma trajectoire. J'ai été hospitalisée pendant 3 mois, immobilisée en extension dans une chambre commune de 6 lits. Ma bulle s'est fracassée en même temps que ma jambe. À partir de là, mon parcours a été totalement improvisé et chaotique : poursuite de ma scolarité seule à La Rochelle, complètement à la dérive, début de terminale à St Malo, passage du concours des Beaux Arts auquel, contre toute probabilité, j'ai été reçue… j'ai donc arrêté ma terminale pour 2 années de Beaux Arts à Rennes où, comme d'habitude, je me suis sentie très seule et décalée…

 

Et puis il y avait le bateau qui se construisait à Lorient… comme je me sentais de plus en plus mal au sein de cette école où les codes sociaux étaient totalement anarchiques, j'ai arrêter les Beaux Arts pour aller rejoindre le chantier. J'ai rencontré un marin breton, je l'ai suivi, l'aventure de la mer était trop réjouissante, je me suis mariée, j'avais 19 ans…

 

J'ai travaillé par petits épisodes, dans toute sorte de domaines, parfois avec un salaire, parfois non… : j'ai été étalagiste dans un grand magasin, j'ai fait de la sérigraphie, j'ai été vendeuse chez un shipchandler et dans un magasin de planche à voile, j'ai restauré et peint des meubles, fait de la décoration et de la couture d'ameublement, j'ai travaillé dans un journal pour concevoir des pubs et faire de la mise en page, j'ai fait la gentille organisatrice pour des grands évènements nautiques, j'ai skippé un équipage féminin pour une saison de régates… je n'avais peur de rien même si j'avais peur de tout… Je me suis lancée dans toutes ces aventures avec beaucoup d'enthousiasme mais parfois aussi avec une inconscience certaine. Ça durait un an, deux ans au plus, j'y allais à fond mais à un moment, je ne savais pas exactement pourquoi, ça n'était plus possible et j'arrêtais… À chaque fois, j'ai jeté toutes mes forces dans chacune de mes entreprises, j'ai foncé sans me ménager. À la lumière de mon récent diagnostic, je comprends mieux aujourd'hui pourquoi je ne pouvais pas tenir très longtemps le rythme…

 

Dans le cadre professionnel, les difficultés sensorielles et sociales des autistes sont un frein considérable pour avoir accès à un emploi et le maintenir dans le temps. Avec beaucoup d'efforts et de courage, un certain nombre vont être capables de passer outre leurs difficultés pour se lancer dans une activité, mais ils ne peuvent pas tenir très longtemps à ce niveau là de contrôle et donc de fatigue. Comme dans leur vie au quotidien, ils doivent gérer des paramètres innombrables dont ils ne peuvent pas se protéger en s'isolant si nécessaire. Le milieu professionnel exige aussi d'avoir un minimum de compétences relationnelles : il faut dire bonjour à un certain nombre de personnes en arrivant, faire la conversation autour de la machine à café, rester perplexe et mutique ou surjouer la fille cool en écoutant les potins des uns et des autres sur les uns et les autres, assister à des réunions, participer aux évènements sociaux que semblent tellement appréciés vos collègues (pot de départ, galette des rois, anniversaires, bavardages sur les enfants, les dernières vacances, les programmes télé…), rire à des blagues qui ne vous font pas rire du tout, soit parce que vous ne les comprenez pas, soit parce qu'elles sont tellement bêtes, tellement inintéressantes que ça vous donne envie de hurler ou de pleurer de rage et de désespoir… 

 

 

 

 

Et puis il faut faire avec l'environnement : un milieu de travail, par définition, est un endroit où il faut partager l'espace avec les autres : le bruit (les gens qui parlent entre eux ou au téléphone, les crayons ou les ciseaux qui tombent ou que votre voisin tape en rythme sur son bureau pour se concentrer, le ronronnement des ordinateurs, de l'imprimante, les sonneries de téléphone et des alarmes de chacun, les machines éventuelles, la musique de fond, le bruit de la rue, des voitures…),  les lumières (souvent des lumières artificielles avec des néons au plafond dont l'intensité et le grésillement vous vrillent le cerveau…), les odeurs (des autres, des produits d'entretien, de la colle des meubles (eh oui !), de la moquette, du plastique, du café, des parfums ou autres déodorants, des croissants au beurre que votre collègue a gentiment apportés…). Gérer tout cet envahissement sensoriel pendant plusieurs heures cinq jours sur sept est une mission totalement impossible sur du long terme et qui se solde assez rapidement par la seule mesure de survie possible : PARTIR

 

C'est souvent cela que l'on va retrouver dans le parcours professionnel des Aspies : beaucoup de métiers divers et variés, souvent à temps partiel, sur des temps d'une ou deux années. Quand on arrive au bout de ses forces et de ses capacités à "prendre sur soi" pour donner le change, (refuser à chaque fois de venir boire un pot avec vos collègues, au bout d'un moment, vous êtes repéré et mal vu…et puis vous effondrer chaque soir en rentrant parce que votre cerveau a disjoncté à gérer le bruit, les lumières et les odeurs, c'est épuisant…), alors il faut partir et chercher un autre travail avec d'autres gens qui vont vous accorder le bénéfice du doute pendant quelques mois avant de vous démasquer à leur tour…

 

 

 

 

Souvent, quand ils le peuvent, les Aspies vont finalement choisir de se débrouiller tout seul pour essayer d'échapper à cet enfer en développant une activité d'auto-entrepreneur grâce à laquelle ils vont avoir la possibilité de s'organiser au jour le jour en fonction de leurs besoins et de leurs limites. Quand j'ai commencé à travailler, j'ai intuitivement alterné des périodes d'activité en entreprise avec des périodes d'activité libérale ou bien je travaillais deux jours en entreprise et le reste en solo. J'ai eu l'immense privilège de ne pas être obligée de travailler pour assurer mon gîte et mon couvert puisque ma situation matérielle était assurée par mon conjoint. Cette situation a changé aujourd'hui et je mesure à quel point cela m'a préservée de la précarité matérielle dans laquelle se retrouvent la plupart des personnes qui ne peuvent pas avoir un emploi adapté à leur handicap. Après avoir exercé ces quelques activités sans pouvoir me fixer à l'une d'entre elle très longtemps, j'ai finalement pris une orientation à laquelle je me consacre depuis bientôt vingt ans. Un vrai miracle même s'il ne se passe pas un jour sans que je ne rêve de m'arrêter et de partir !...

 

Psychothérapeute ! En voilà un drôle de métier pour une personne qui dit qu'elle a tant de difficultés avec les autres… C'est l'hôpital qui veut s'occuper de la charité !  Sauf qu'une Aspie qui a passé chaque minute de sa vie à observer les gens autour d'elle pour essayer de les comprendre a développé une compétence hors pair pour capter les moindres informations et les nuances émotionnelles les plus subtiles. Autant je ne sais pas me servir de cette compétence dans mes relations personnelles, autant elle m'est très précieuse dans mon métier. Quand je travaille, je ne suis pas là pour "faire la conversation" ni pour établir une relation personnelle avec mes patients. Je suis là pour écouter, observer et essayer de comprendre ce qui se dit et surtout ce qui ne se dit pas. La psychothérapie, ce n'est pas parler pour donner de bonnes réponses, c'est savoir poser les bonnes questions !

Dans le cadre et le temps très spécifiques d'une séance, il n'est pas question pour moi de partager quoique ce soit de personnel ni de bavarder autour d'un thé ou d'un café. Ce qui ne veut pas dire que je suis hermétique, inaccessible et intouchable, cela veut dire que je suis très attentive à maintenir cette "distance intime" sans laquelle la personne qui est venue me parler d'elle ne pourra pas se sentir libre. Cette liberté ne peut exister que si je suis capable de maintenir et de moduler cette distance avec chacun de mes patients selon sa problématique et ses besoins : parfois il faut s'approcher très très près et parfois s'éloigner délibérément….

 

Dans le cadre très prévisible et très ritualisé de mon activité professionnelle, je peux donc m'engager dans la relation car je me sens protégée par les limites inhérentes à la relation thérapeutique. Je ne suis pas obligée d'entretenir un lien en dehors de ce cadre et c'est la raison pour laquelle je peux faire dans mon travail ce que je suis la plupart du temps incapable de faire dans le privé.

 

 

 

 

Dans cette configuration d'activité libérale, je peux également maîtriser mes horaires et mon cadre de travail : je peux organiser ou modifier mon agenda en fonction de mes cuillères (voir plus loin la "théorie des cuillères"), j'ai choisi un local dans le coin le plus discret de la cour intérieure d'un immeuble, à l'écart de l'agitation et du bruit de la ville. Je l'ai emménagé en fonction de "mes lignes" (pas de bureau, un canapé, mes coussins galets, mes cinquante nuances de grey…) et avec un éclairage extrêmement doux (pas de plafonniers ni de néons…). Personne ne passe sous mes fenêtres et je peux voir le ciel et les arbres du siège où je suis assise ce qui me permet d'avoir un support pour reposer mon regard quand je me sens fatiguée. Mais même si je me suis organisée le mieux possible en fonction de la complexité de mes besoins (ce qui est déjà un privilège extraordinaire, j'en ai bien conscience…), je dois quand même fournir chaque semaine, chaque jour, chaque heure, des efforts considérables pour assurer à mes patients la présence et la disponibilité que je leur dois quelles que soient mes propres difficultés à rester mobilisée et attentive au fil de la journée. L'énergie et l'enthousiasme que j'avais quand j'ai commencé mon activité de psychothérapeute se sont épuisées au fil des années et aujourd'hui, à bientôt 60 ans, je sens que je n'ai plus les mêmes ressources…

 

La découverte du syndrome d'Asperger et le diagnostic ont aussi modifié profondément ma façon de vivre et de travailler : je ne peux plus faire tout ce que j'arrivais à faire en force avant comme un brave petit soldat. C'est ce que j'appelle l'effet rétroactif du diagnostic ou l'effet "Kiss cool" : après l'excitation et le soulagement d'avoir eu enfin une explication à mes difficultés et à ma souffrance, il y a eu une sorte de décompensation (ou de permission ?..) suite à laquelle une grande partie de ce qui était possible avant ne l'est plus aujourd'hui en terme d'efforts à fournir et de prix à payer pour paraître "normale". Finalement, il pourrait sembler que mon diagnostic a eu un effet contre-productif sur moi puisque j'en fais moins et que je me sens pourtant de plus en plus épuisée ! C'est comme un barrage qui se serait rompu, comme si tous les efforts que j'avais fait chaque minute de ma vie depuis bientôt 60 ans et toute la fatigue que j'avais accumulée pour "fonctionner" avec un mode d'emploi qui n'était pas le mien me submergeaient en emportant tout mon fonctionnement d'avant. Peut être que lorsqu'on récupère le bon mode d'emploi assez tôt, on a le temps et le courage de remettre sa vie en route avec la bonne notice et de se réorganiser un nouvel équilibre. Pour ma part, j'ai la sensation de lâcher l'affaire, en particulier en ce qui concerne un éventuel changement d'orientation ou d'organisation professionnelle plus compatible avec mes difficultés.

 

 

 

 

Aujourd'hui c'est vraiment difficile, et parfois même totalement insurmontable, d'avoir cette énergie et cette disponibilité cinq ou six heures par jour, cinq jours sur sept. Cela me demande tellement d'efforts que je ne peux plus rien faire d'autre après. Quand j'ai fini ma journée et puis ma semaine, je suis en mode récupération tout le temps qui me reste : impossible d'avoir un minimum de vie sociale, je ne parle plus à mes proches, le moindre appel téléphonique me fait partir en vrille, je n'ai plus la force de faire quoique soit d'autre, tout mon capital social et relationnel a été absorbé par mon travail.

 

Quand je travaille, c'est comme si je me mettais en apnée du reste de ma vie. Les personnes qui me côtoient de près savent que je ne suis plus du tout accessible tellement je mets toute mon énergie à tenir chaque heure de chaque jour de chaque semaine.

 

Je suis tellement fatiguée certains jours qu'il m'arrive d'annuler un ou deux RDV au dernier moment dans mon après-midi pour pouvoir dormir… tellement fatiguée à la fin de la journée ou au bout de la semaine que je m'effondre totalement : crises de larmes, mutisme, repli sur moi… Je ne pleure pas parce que je suis triste (ce que j'ai souvent cru…) mais tout simplement parce que j'essaye d'être forte le plus possible et que je suis épuisée de me battre pour tenir le coup tout le temps…

 

 

 

 

 

Suite à mon diagnostic, j'ai reçu un accord de la MDA (Maison Départementale de l'Autonomie) pour une AAH (Allocation pour adulte handicapé) et une RQTH (reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé). Juste un accord de principe puisque dans la réalité de mon statut de travailleur indépendant, il n'y a aucune possibilité de bénéficier de ces aides pour envisager un passage à mi-temps comme me l'a conseillé le psychiatre du CRA. C'est l'envers de la médaille du statut de travailleur indépendant : les caisses auxquelles nous avons l'obligation d'être affiliés, RSI, URSSAF et CIPAV, ne nous donnent pas les mêmes droits que les salariés malgré des cotisations proportionnellement un tiers plus élevées qu'eux. C'est toute l'injustice de ces différents systèmes qui n'ont jamais été remis à plat et harmonisés. Concrètement, cela implique que je ne peux pas avoir de salaire en cas d'arrêt de travail, pas de revenu quand je suis en vacances et évidemment aucune possibilité de me mettre à mi-temps car si je réduis mon temps de travail de moitié, mes revenus sont eux aussi réduits de moitié alors que mes charges, elles, ne sont pas baissées de moitié. Donc je n'ai plus qu'à fermer ma boutique !  

 

Pour résumer, la meilleure solution sur le plan médical et financier serait d'être salariée mais la situation de salariée est difficilement compatible avec les difficultés inhérentes au syndrome d'Asperger pour les raisons que j'ai développées plus haut. Donc il n'y a point de salut et c'est le mode survie dans les deux cas…

 

Le paradoxe dans cette situation, et malheureusement souvent dans n'importe quelle situation de handicap, c'est que d'un coté on vous donne la reconnaissance de votre handicap et des préconisations pour essayer de vivre au mieux avec vos déficits mais que de l'autre, rien n'est fait pour vous permettre de mettre en place ce qui pourrait vous aider. Tous les services et caisses se renvoient la balle les uns les autres au lieu de réfléchir à des solutions adaptées au cas par cas : j'ai un métier, je me suis organisée pour pouvoir l'exercer, j'ai juste besoin de pouvoir travailler moins sans me retrouver à payer plus de charges que je ne gagne d'argent. Il suffirait juste que les caisses où je cotise prennent en compte ma RQTH et réévaluent leurs cotisations pour me permettre de continuer mon activité à mi-temps plutôt que de m'obliger, à court terme, à tout arrêter faute d'un statut adapté.

 

Donc pour l'instant je continue à m'accrocher autant que je le peux car je n'ai pas les moyens de faire autrement. Mais je sens de plus en plus que je suis au bout de mes forces et que ma vie personnelle est devenue totalement inexistante puisque mon stock d'énergie est totalement consacré à mon travail. La vraie réalité c'est que je n'ai plus jamais de stock et que chaque matin, dès que je me lève, je suis déjà sur la réserve…

 

 

 

 

 

 

La suite



04/04/2017
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