BIENVENUE DANS MON BOCAL

BIENVENUE DANS MON BOCAL

* Récit d'un diagnostic 2

 

 

 

 

 

 

 

2 ans après mon premier appel...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

31 janvier 2014. Hôpital de Bohars, Centre Ressources autisme de Bretagne. Jusqu'au dernier moment, je me suis demandée si j'allais y aller. Je n'aime pas du tout ce genre d'endroit. En regardant ma convocation, il y a toute une liste de gens, de services, de chefs, de sous-chefs… et cette appellation qui me fait froid dans le dos et qui me fait rire aussi :

 

UNITE EXPÉDITRICE

 

Tout un programme… au moins ils affichent la couleur…

 

Je trouve assez vite le bâtiment du CRA. Ouf, me voilà à bon port. En relisant pour la centième fois ma convocation, je m'aperçois que je me suis trompée : d'abord, c'est passage obligatoire par la case administration. Moi qui me repère habituellement assez facilement, je mets plus d'un quart d'heure avant de trouver le bon bâtiment alors qu'il est juste à l'entrée devant mon nez… Colère et panique : qu'est ce que c'est que cet endroit si compliqué, qu'est ce que je fous là à donner mes papiers d'identité contre lesquels je reçois une feuille avec plein d'étiquettes à mon nom… Je serre les dents pour ne pas fondre en larmes.

 

Je retourne au bâtiment du CRA. Et là à nouveau je me perds. Il y a une porte principale qui est fermée. De l'autre coté de la porte, un hall sans personne et sans lumière. Je ne comprends pas. Je fais le tour du bâtiment et je vois une grande pièce avec des étagères pleines de livres, de la lumière, mais aucune porte pour entrer. Je continue dans l'autre sens et là, je vois une autre porte qui donne dans une grande pièce où il y a 2 personnes assises autour d'une table. Je frappe, les personnes me regardent mais ne bougent pas. J'essaye d'attirer l'attention à nouveau et une des deux personnes se lève et s'approche enfin. Je parle à travers la porte fermée pour dire que je ne sais pas par où entrer. La femme entrouvre la porte et m'indique où est l'entrée. Je réponds que j'ai déjà essayé d'ouvrir cette porte mais qu'elle est fermée. Elle m'explique alors qu'il y a une sonnette et un interphone et que je dois sonner pour qu'on m'ouvre. Je me sens perdue et découragée. Et en colère aussi… Mais qu'est ce que c'est que c'est endroit pourri avec ces gens qui s'enferment à clé ! Je sens très fort la sensation du bocal : soit je suis enfermée dedans soit c'est le monde qui est à l'intérieur et moi qui suis à l'extérieur. Cette vitre toujours entre moi et les autres, entre le monde et mon monde…

 

 

 

 

Je repars vers la porte indiquée. Je trouve à gauche une liste de noms et de sonnettes que je n'avais absolument pas vues tellement cet endroit est sombre et vide de toute présence humaine. Je sonne. Ça s'ouvre. Le hall est dans le noir. Plusieurs portes. J'entre dans la pièce avec les étagères et les livres que j'ai vu tout à l'heure. À nouveau je me sens perplexe, perdue… Je ne vois personne. J'avance devant moi au hasard, découragée… Je ne comprends pas cet endroit, je ne comprends pas ce que je dois faire, où je dois aller… Finalement, je trouve des bureaux au fond, derrière les étagères. Je présente ma convocation à une dame qui m'indique que je dois aller dans la salle d'attente à l'étage. Je me fais expliquer précisément où pour ne pas me perdre à nouveau. Je suis épuisée par cette arrivée tellement compliquée !

 

Bienvenue dans la salle d'attente ! Je fais mon inspection : mobilier moche en plastique, tapis de jeux avec des routes, une caisse avec des jouets. Je regarde dedans : ils sont sales, cassés pour certains. Et puis des néons au plafond... l'horreur... Une salle d'attente comme on en trouve toujours dans ce genre d'institution : vide, froide, anonyme, sale. Je m'assois sur le bord du canapé. Mon regard suit les routes du tapis. J'attends.

 

Deux femmes arrivent. Dès qu'elles entrent, avant même qu'elles ouvrent la bouche, je sais que ce sont des psys. Elles discutent d'un enfant. Elles sont là probablement pour "faire le point". C'est étrange ce moment : à la fois j'écoute et je comprends ce qu'elles racontent et à la fois, je suis de l'autre côté de la barrière. Flottement... en fait, je ne sais plus très bien qui je suis et ce que je fais là. Arrêt sur image. Je me sens suspendue entre deux mondes.

 

Un papa arrive avec un jeune garçon qui s'assoit à l'autre bout de mon canapé. Je le vois de profil, il est tranquille et souriant. Les femmes le saluent ainsi que le papa avec cette façon si caractéristique qu'ont les psys quand ils s'adressent à leurs patients, un mélange de distance et de bienveillance un peu mielleuse. Chacun reste bien à sa place, c'est comme une pièce de théâtre bien réglée...

 

Et puis j'entends qu'on m'appelle du couloir. Mon nom arrive à mes oreilles avant que n'apparaisse la personne qui l'a prononcé. Une seconde dans ma tête, la chanson de Brel : au suivant...au suivant... Je me lève et suis un monsieur que j'ai à peine eu le temps d'apercevoir. Il me fait entrer dans une pièce et ferme la porte. Il contourne le bureau, me désigne une chaise face à lui et s'assoit à son tour. Pas un mot. Je me raidis. Je l'observe du coin de l'œil : une veste avec plein de poches genre baroudeur de chez Décathlon, barbu, la bonne cinquantaine, visage marqué, fatigué... Il mâche un chewing-gum sans discrétion. Il range des dossiers, déplace des papiers sur le bureau, va sur son ordinateur, vérifie mes étiquettes, ouvre un dossier, vide pour l'instant, celui qui sera le mien probablement… Ça dure plusieurs minutes. Sans un mot. J'observe la pièce : vide et moche comme la salle d'attente. Je pense que c'est un bureau qui sert à plusieurs personnes comme ceux qu'on trouve dans les CPEA , CMPP ou autres institutions du genre. Rien de personnel ni d'accueillant, rien à quoi se raccrocher pour sentir un peu de douceur dans ce monde de brutes... un humain est là avec moi dans cette pièce, mais c'est comme s'il n'y avait personne...

 

 

 

 

 

Je regarde la boite de feutres sur le bureau : vieille et sale...une pauvre boite de feutres...étagères vides, rien aux murs... La fenêtre est entrouverte et j'ai froid. Je regarde dehors, les arbres qui se courbent avec le vent, la pluie qui tombe… J'ai envie d'être dehors, de me sauver par la fenêtre… Rien n'est accueillant ici, rien n'est chaleureux, sécurisant. Rien ni personne.

 

Puis finalement il s'arrête de faire ses petites affaires comme si je n'étais pas là, me regarde en mastiquant son chewing-gum : alors ? me fait-il… C'est horrible. Je sens mon cerveau qui se fige instantanément, mes pensées qui s'embrouillent. Qu'est ce que je dois dire ? Comment le dire ? 57 ans de vie, de questions, d'errements, de solitude, d'incompréhensions, d'erreurs d'aiguillage, de souffrance, de réactions étranges, 57 ans de bocal dont il faut dire quelque chose vite. Je sens l'impatience dans sa voix. Je sens qu'il n'a pas que ça à faire, qu'il faut que je lui donne des choses à écrire dans mon dossier, que je lui dise des mots pour qu'il puisse avancer dans sa journée. Plus je cherche les mots, plus ils m'échappent. Je suis pétrifiée. Silence.

 

Alors il se lance dans l'interrogatoire générationnel d'usage. Cartographie familiale qu'il trace d'une main rapide, assurée, une main qui a déjà fait ça des centaines de fois. Je réponds à ses questions. Quand j'ai le malheur de m'attarder un peu sur un détail, que je m'éternise un peu trop à un endroit, il me coupe d'un "ça, on s'en fout…" Il raye. Quand il ne comprend pas, que je m'embrouille, l'impatience à nouveau dans sa voix… Je me sens mal, complètement perdue. Je n'ai plus envie de raconter quoi que ce soit. Des phrases courtes ma chérie…

 

 

 

 

 

 

A un moment, il m'arrête d'un coup : ça fait plusieurs fois que vous répétez la fin de mes phrases, vous avez remarqué ? ah ben non, je n'ai pas remarqué… c'est pour gagner du temps pour essayer de trouver la réponse… ça va trop vite… parfois je me trompe de réponse ou je voudrai être plus précise mais une autre question arrive, alors je laisse tomber… il écrit "écholalie" sur sa feuille. Ah ben voilà, il est content le fonctionnaire des boyaux de la tête, il a une petite case à cocher, parce que c'est ça son boulot, cocher des cases, écouter les gens, c'est en option, il a pas le temps…

 

Et puis la question tant redoutée : vous faites quoi comme métier ? je me doutais bien que ça allait tomber et que ma réponse allait être difficile à justifier... ça ne rate pas. Je vois sur son visage de la surprise, de l'incompréhension et une perplexité certaine devant le paradoxe : comment mettre ensemble un éventuel syndrome d'Asperger avec un métier qui nécessite des qualités relationnelles et de l'empathie, compétences dont un autiste est par définition dépourvu selon les critères habituels. Il me fait part du paradoxe mais sans faire plus de commentaires. J'essaye malgré tout de me justifier, d'expliquer en quoi cela ne me semble pas si incompatible mais il est passé à autre chose et déjà d'autres questions factuelles suivent. Evidemment que j'ai réfléchi à ce paradoxe, que je cherche depuis des années comment je fais pour être capable de travailler et incapable de vivre. Je voudrai lui dire mais je ne dis rien. Je le laisse remplir ses cases. Je me dis que jamais je ne pourrai travailler comme ça, poser des questions pour remplir des cases…

 

 

On enchaîne sur les beaux arts, la peinture... Vous savez ce qu'on dit à la Tavistock : il n'y a qu'une lettre qui sépare l'autiste de l'artiste… et inversement… vous connaissez cette phrase ? je réponds non. Il s'étonne. Bien sûr que je la connais cette phrase, mais c'est comme si je n'avais plus de légitimité à dire ce que je sais, à penser, à argumenter.

 

 

 

Et puis il y a le fameux questionnaire ADI avec lequel il semble bien embarrassé. Je n'ai rien de consistant à lui fournir sur ma petite enfance. Absolument rien. Quand j'interroge ma famille, c'est toujours la même réponse : pas de problèmes, R.A.S. Il faut dire qu'avec la trentaine de déménagements que nous avons faits avant mes 20 ans, il n'y a pas eu trop le temps de faire dans les détails... Il n'y a eu que des départs et des arrivées et donc aucune attention possible aux particularités individuelles... A 56 ans, il ne reste plus de témoins valides avec des souvenirs fiables... donc pas d'infos à espérer... et donc désolée mon cher fonctionnaire des boyaux de la tête, pas de cases à remplir !

 

Mais j'ai mon test de QI. Ah ah, il est content, enfin quelque chose de concret à se mettre sous la dent ! Il sort pour aller faire une photocopie. Je vais faire un tour dehors moi aussi. Je m'évade par la fenêtre ouverte. Les arbres dansent et ploient avec le vent qui a forci. La pluie tombe fort aussi maintenant. Le voilà qui revient. Je suis perplexe quant au déroulement de ce rendez-vous. J'ai laissé tomber l'idée de m'expliquer et de montrer toutes les notes que j'ai prises depuis quelques jours. À quoi bon ? Le voilà qui se rassoit à son bureau. Silence encore... Il semble embêté. Après un long moment sans un mot durant lequel je me liquéfie sur ma chaise, il me reparle de son ADI et m'annonce qu'il va me donner ce dossier pour que j'essaye de le remplir comme je peux. Il repart chercher le dossier. Ça dure un long moment. À son retour, il le feuillette devant moi, semble hésiter, puis me dit que je devrai comprendre n'est ce pas ? Je fais oui oui... mais en fait, c'est vicéralement non non non... Je me sens toujours complètement stupide devant le moindre formulaire à remplir. Je l'ai parcouru depuis, cela me paraît incompréhensible et sans intérêt puisque je n'ai pas d'infos pour répondre à toutes ces questions. Je ne sais pas ce que je vais faire de ça. Et puis il me parle d'un entretien filmé. Je n'arrive pas à comprendre si c'est ce qui est prévu d'office après ou si c'est juste une éventualité... Je ne pose pas la question.

 

Je ne sais plus pourquoi il me parle de Winnicott, qu'il me dit apprécier, et de Bion dont la "Fonction Alpha" lui paraît un peu hermétique. Je dis que c'est un des livres qui m'a le plus passionné, justement à cause de cette théorie (formuler les sentiments et les émotions à l'aide d'un vocabulaire presque mathématique, je comprends mieux aujourd'hui pourquoi cela m'a semblé tout à fait limpide...). Il me répond que ça ne l'étonne pas, que Bion était probablement Aspie. Ah ouais me dis-je in peto (langue que je parle couramment depuis mon plus jeune âge), ça n'a pas l'air de lui poser problème que Mr Bion soit Aspie et psy... mais c'est vrai que je ne m'appelle pas Bion !

 

Voilà, c'est fini. J'ai attendu 2 ans pour ce RDV de 20mn top chrono... Frustration immense, stupeur, colère...

Bon ben au revoir Monsieur... Je dois renvoyer le dossier ADI par la poste ainsi que ma biographie par mail. Pour la biographie, la consigne est de faire court et factuel, pas d'états d'âme...

 

Fin du troisième round. Je suis complètement sonnée.

Victoire du CRA par KO technique...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La suite : récit d'un diagnostic 3



16/04/2017
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